Des efforts inutiles, semble-t-il, c’est là tout le travail de Francis Alÿs (à la Tate Modern
jusqu’au 5 septembre), des actions qui ne servent à rien, en dépit de
l’économie et de la productivité, en dépit de la raison politique. Mais
des actions qui mettent le doigt sur l’absurdité, sur l’injustice, sur
l’oppression. A quoi l’art peut-il bien servir aujourd’hui ? Comment
concilier le poétique et le politique ? “Sometimes doing something poetic can become political and sometimes doing something political can become poetic” est le titre de l’action de Francis Alÿs
les 4 et 5 juin 2004 à Jérusalem. Il marche du Sud au Nord de la ville
en suivant la frontière internationalement reconnue après l’armistice de
1948 entre les Juifs et les Arabes, la ligne verte : frontière
aujourd’hui gommée, abolie par la colonisation, absente des cartes
officielles israéliennes, remplacée par le Mur de Séparation ou pire. Il
marche pendant deux jours, sur 24 kilomètres, utilisant 58 litres de
peinture qu’il laisse négligemment couler d’un pot tenu au bout de son
bras ballant, inscrivant la carte même sur la terre, à l’échelle 1:1.
Furtif comme un Palestinien, il passe devant les soldats qui n’y voient
rien, devant des enfants qui rient, devant des adultes qui ne
comprennent pas. Comme un micro-terroriste, il passe, inexorable mais
dérisoire messager du droit et de la justice. À quoi cela sert-il ? En
quoi cette action au coeur du conflit le plus archétypal
du monde change-t-elle quelque chose ? Dans le regard du spectateur
peut-être. Est-ce parce qu’il en est insatisfait, mais que, ‘grillé’, il
ne peut plus rien faire sur le terrain, qu’Alÿs, neuf mois plus tard,
demande à onze personnes, journaliste (Amira Hass), activiste (Michel Warschawski), cinéaste (Eyal Sivan, auteur de Route 181, une autre frontière internationale gommée), architecte (Eyal Weizman, assez critique) ou députée à la Knesset (Yael Dayan,
fille de Moshe, qui traça la ligne verte sur la carte en 1948) de
réagir à son action, de l’insérer dans le contexte de leur histoire, de
leurs opinions, de leur actions. C’est passionnant, enrichissant, on
revoit onze fois cette marche, accompagnée à chaque fois d’un
commentaire différent, mais ce besoin de l’appuyer sur des discours me
semble être en quelque sorte un constat d’échec de la démarche
artistique, impuissante à se mesurer seule au déni. Celui-ci est-il trop
monstrueux pour que l’art seul puisse l’affronter sans discours ? Le
déplacement du corps de l’artiste, son inscription sur la terre, ne
pouvaient-ils suffir pas à bâtir une métaphore historique ?
Ce fut ainsi le cas d’une action plus ancienne, The Loop où
Francis Alÿs, pour se rendre de Tijuana au Mexique à San Diego en
Californie (27km), fit, du 1er juin au 5 juillet 1997, le tour du
Pacifique en avion, sans jamais franchir la frontière
inframince séparant le Nord du Sud, protègeant les Américains des hordes
latinos, donnant ainsi à cette barrière un poids, une dimension
métaphorique. Son travail, très physique, corporel, s’inscrit toujours
dans un territoire : de Londres, on revoit ici l’épisode de vidéosurveillance du renard à la National Portrait Gallery (comme une passerelle avec l’exposition voisine à la Tate), mais, bizarrement, il faut aller à la Tate Britain pour voir ‘Guards‘.
De Mexico, on retrouve la vidéo sur le Zocalo, ‘Patriotic Tales’, où ce
grand échalas emmène un troupeau de moutons autour de l’obélisque,
d’abord un, puis deux, puis trois, jusqu’à 21, ensuite les moutons
rejoignent un à un la gauche de l’écran (où le vrai berger/ dompteur les
attire, remarquable prouesse) : souvenir de la protestation, en ce même
lieu, de milliers de fonctionnaires mexicains qui, contraints
d’assister à un meeting politique, tournèrent le dos au podium des
dirigeants et se mirent à bêler à l’unisson. Et surtout, emblématique de
l’action absurde, inutile et néanmoins révolutionnaire, ‘Sometimes
doing something leads to nothing’, sous-titre de Paradox of Praxis
(1997), montre l’artiste s’épuisant à pousser pendant neuf heures dans
les rues de la capitale fédérale un énorme bloc de glace minimaliste,
qui peu à peu fond au soleil, ses traces mêmes s’évaporant aussitôt
: quels efforts démesurés sont nécessaires pour survivre ? Alÿs cherche,
depuis, une action qui pourrait illustrer le principe inverse
‘Sometimes doing nothing leads to something’, mais il n’y parvient pas.
Les actions d’Alÿs sont répétitives, désespérées (pas besoin d’espérer
pour entreprendre, croit-on entendre), inadaptées, dérisoires par
rapport au résultat obtenu.
Une des plus impressionnantes a, elle aussi, un titre proverbial, la foi qui fait bouger les montagnes
: Alÿs a embauché 500 étudiants péruviens, qui, munis de pelles, ont
pelleté du sable toute une journée et ont ainsi déplacé de 10
centimètres une dune de 500m de long : acte gratuit, ‘atelier national’,
performance collective, absurde et joyeuse, ‘maximum effort, minimum
result’. On pourrait aussi citer les efforts de trois jeunes garçons
pour construire des châteaux de sable que la mer emporte. L’utopie
artistico-politique d’Alÿs me semble parfaitement illustrée par sa vidéo
Tornado : chacun
sait que, dans l’oeil du cyclone, règne un calme absolu, alors
qu’autour les éléments se déchaînent. Parvenir à ce centre, ce pivot, ce
havre, est une métaphore de la quête désespérée, voire impossible, d’un
état de béatitude, d’amour, de paix et de justice dans un monde qui s’y
refuse. Mais c’est aussi un renoncement provisoire aux luttes, au
désordre, une fois qu’on a atteint le centre. Puis les éléments
reprennent le dessus. Comme toujours.